T EXTE ⏬👇⏬

lundi 14 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 33-33

LE PURGATOIRE

CHANT XXIII.

— Deus venerunt gentes (1), chantaient alternativement les femmes en pleurant, quelquefois les trois, quelquefois les quatre, avec une douce psalmodie. Et Béatrix, tendre et désolée, les écoutait tellement affligée que les traits de Marie ne s'altérèrent qu'un peu plus au pied de la croix.

Mais lorsque les autres vierges la laissèrent parler à son tour, levée debout elle leur répondit colorée comme la flamme: — illo.dicum, et non videbitis me (2)  et puis mes sœurs chéries, — modicum, et vos videbitis me.

Ensuite elle mit les sept femmes devant elle. Et après elle, en nous invitant du geste, elle nous fit placer moi, l'autre femme et le sage qui était resté. Elle marchait ainsi et je ne crois pas que son dixième pas fût posé sur la terre lorsque ses yeux frappèrent mes yeux. Et avec un visage calme: — Marche plus vite, me dit-elle, afin que si je te parle tu sois plus à portée de m'écouter.

            Aussitôt que je fus comme je devais être, près d'elle, elle me dit: — Frère, pourquoi ne te hasardes-tu pas à m'interroger désormais, en venant avec moi?

            Comme ceux qui sont trop révérencieux en parlant à leurs supérieurs et dont la voix s'éteint avant d'arriver aux dents, de même je commençai à dire avec des paroles entrecoupées: — Madame, vous connaissez mes besoins et ce qui peut les satisfaire.

            Et elle à moi: — Je veux désormais que tu te dépouille de toute crainte et de toute honte de telle sorte que tu ne parles pas comme un homme qui rêve.

                        Apprends que l'arche du char que le dragon a brisé a été et n'est plus. Mais que celui à qui en est la faute sache que la vengeance de Dieu n'a pas peur de la soupe (3). Il ne sera pas toujours sans héritiers, l'aigle qui a laissé ses plumes dans le char et qui en a fait d'abord un monstre et puis une proie.

                                    Je vois avec certitude, et pour cela je l'annonce, des étoiles prochaines, libres de tout empêchement et de tout obstacle qui nous donneront un temps dans lequel un Cinq cent dix et cinq, envoyé de Dieu tuera la fugitive, et le géant qui pèche avec elle (4).

                                    Et peut-être que mon récit, obscur comme Thémis et le sphinx, ne te persuadera pas parce que comme eux il trouble l'intelligence. Mais bientôt les faits deviendront les naïades qui devineront cette énigme difficile, sans danger pour les troupeaux et pour les blés.

                                    Observe bien, et comme ces paroles te sont dites par moi, redis-les aux hommes vivant de cette vie qui est un chemin vers la mort. Et souviens-toi, quand tu les écriras de ne point dissimuler en quel état était l'arbre que tu as vu ravager deux fois. Quiconque le dépouille ou le déracine, offense Dieu par un blasphème de fait car il l'a créé saint pour son seul usage.

                                    Pour avoir mordu cet arbre, la première âme désira en peines et en soupirs, pendant cinq mille ans et plus celui qui a supporté l'expiation de ce crime.

                                    Ton esprit est engourdi, s'il ne comprend que c'est par une raison spéciale qu'il est si élevé et si large vers la cime. Et si tes pensées vaines n'avaient pas été comme l'eau de l'Eisa autour de ton esprit, et si ta complaisance dans ces pensées n'avait pas été pour lui ce que fut Pyrame pour la mûre (5), par ces seules circonstances tu aurais reconnu la justice de Dieu dans la défense morale de toucher à cet arbre.

                                    Mais puisque je vois que tu es de pierre dans l'intelligence et noirci dans le péché au point que l'éclat de mes paroles t'éblouit, je veux que tu les emportes en toi-même, sinon en écrit, du moins en image, comme le pèlerin suspend pour souvenir une palme à son bourdon.

                        Et moi: — Comme la cire ne perd jamais l'empreinte qu'on y a tracée avec un cachet, ainsi désormais mon cerveau est empreint de vos discours. Mais pourquoi vos paroles désirées s'élèvent-elles tant au-dessus de mon intelligence que plus elle s'élance après elles et moins elle les atteint?

                        — C'est afin que tu connaisses, dit-elle, quelle école tu as suivie et que tu voies comment sa doctrine peut comprendre mon langage. Et que tu t'aperçoives que votre voix s'éloigne autant de la voix divine que la terre s'éloigne du ciel qui tourne le plus haut.

                        Et je lui répondis: — Je ne me souviens pas de m'être jamais écarté de vous, et je n'en ai pas de remords dans la conscience.

— Et si tu ne peux pas t'en souvenir, reprit-elle en souriant, songe que tu as bu tout à l'heure les eaux du Lèthé. Et si la fumée fait présumer le feu, cet oubli prouve clairement que ta volonté distraite ailleurs est coupable. Mais dorénavant mes paroles seront nues et telles qu'il les faut pour les découvrir à ta vue grossière.

Et le soleil plus éclatant et d'une marche plus lente était sur le cercle du méridien qui varie selon les horizons de la terre, lorsque s'arrêtèrent- comme s'arrête celui qui marche en éclaireur devant une troupe, s'il trouve quelque chose de nouveau en son chemin — les sept femmes en sortant d'un ombrage épais, tel qu'en répandent les Alpes sur leurs froids ruisseaux avec leurs feuilles vertes et leurs branches sombres. Plus loin il me sembla voir l'Euphrate et le Tigre sortir d'une seule source, et, semblables à deux amis, se séparer à regret.

Ô lumière! Ô gloire de la race humaine! quelles sont ces eaux qui coulent ici de la même source et qui se séparent dans leur cours? Il me fut dit: — Pour ce que tu demandes, prie Mathilde de te l'expliquer.

Et la belle femme répondit comme quelqu'un qui se justifie d'une faute: — Je lui ai dit cela et d'autres choses et je suis sûre que l'eau du Léthé ne l'a pas effacé de son souvenir.

Et Béatrix: — Peut-être qu'une préoccupation plus forte qui souvent ôte la mémoire, a obscurci la vue de son esprit. Mais voilà l'Eunoé qui change de cours, conduis-le vers lui et comme tu en as l'habitude, ravive ses forces défaillantes.

Comme une âme bienveillante qui ne cherche pas d'excuse mais qui fait sa volonté de la volonté d'autrui, aussitôt qu'elle en est avertie par un signe, ainsi dès que je fus près d'elle la belle femme se mit en marche et dit à Stace avec la grâce des femmes: — Viens avec lui.

Si j'avais, ô lecteur plus d'espace pour écrire, je chanterais en partie la douceur du breuvage dont je ne me serais jamais rassasié mais puisque toutes les pages de ce second cantique sont pleines, le frein de l'art ne me laisse pas aller plus loin. Je revins de l'eau sainte transformé comme une plante nouvelle qui vient de changer son feuillage, pur et tout prêt à monter aux étoiles.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 32-33

LE PURGATOIRE

CHANT XXXII.

Mes yeux étaient si appliqués et si attentifs à apaiser leur soif de dix ans que tous mes autres sens étaient anéantis et comme murés de toutes parts dans le dédain de toute chose, tant ce divin sourire les avait pris dans son ancien filet. Lorsqueces déesses me tournèrent de force le visage du côté gauche, parce que je les entendais murmurer: — C'est trop de contemplation !

Et ce trouble qui saisit le regard lorsque les yeux viennent d'être frappés par le soleil m'ôta quelque temps la vue. Mais lorsqu'ils se furent réhabitués à un faible éclat, je dis faible par rapport à l'éclat très-grand duquel j'avais été détourné par force, je vis que la glorieuse armée s'était dirigée à main droite et qu'elle s'avançait ayant le soleil et les sept flammes en face d'elle. De même qu'un bataillon se replie en se mettant à l'abri de ses bouclier et se tourne avec son enseigne avant qu'il ait pu changer de front, ainsi la milice du royaume céleste, qui marchait en avant défila tout entière avant que le char eût fait plier son timon.

Ensuite les femmes retournèrent aux roues et le griffon ébranla le char béni sans que ses ailes en fussent agitées. La belle femme qui m'avait fait passer le fleuve, Stace et moi, nous suivions la roue qui décrivit en tournant le plus petit cercle. En tra-versant ainsi la haute forêt vide par la faute de celle qui crut le serpent, nos pas s'accordaient avec les chants des anges. Nous étions peut-être avancés d'autant d'espace que le trait décoché en parcourt en trois volées, lorsque Béatrix descèndit.

Je les entendis tous qui murmuraient: —Adam! puis ils entourèrent un arbre dépouillé de fleurs et de feuillage en chacun de ses rameaux. Ses branches, qui s'élargissent de plus en plus à proportion qu'elles s'élèvent auraient été admirées même dans les bois de l'Inde à cause de leur hauteur.

            — Heureux sois-tu, ô griffon! puisque tu ne déchires pas avec ton bec cet arbre suave au goût mais duquel s'éloignèrent avec douleur les entrailles qui s'en nourrirent !

            Ainsi crièrent les autres autour de l'arbre robuste, et l'animal à double nature répondit: — Voilà comment se conserve la semence de toute justice.

Et s'étant tourné vers le timon qu'il avait tiré, il le traîna au pied de l'arbre veuf de son feuillage et laissa attaché à son tronc ce qui autrefois en faisait partie. De même que nos plantes, lorsque les rayons du grand astre tombent mêlés avec ceux qui s'échappent du Poisson céleste, bourgeonnent et puis renouvellent chacune leur couleur, avant que le soleil attelle ses coursiers sous une autre étoile; une couleur qui était moins que la rose et plus que la violette, couvrit l'arbre renouvelé, dont la ramure était dépouillée.

            Je n'ai jamais entendu nulle part et on ne chante pas sur la terre l'hymne que chanta alors cette troupe et je ne pus le supporter tout entier. Si je pouvais retracer comment ces yeux sans pitié s'endormirent en écoutant l'histoire de Syrinx, ces yeux auxquels une plus longue veille coûta si cher, comme un peintre qui peint d'après un modèle je montrerais comment je m'endormis. Mais qu'un autre décrive comment on s'endort.

            J'arrive donc au moment où je me réveilla, et je dis qu'une lumière déchira le voile de mon sommeil, J 'entendis ce cri: — Lève-toi: que fais-tu ?

            Tels qu'en voyant les fleurs de cet arbre qui rend les anges avides de son fruit et qui sert dans le ciel à un banquet éternel, Pierre, Jean et Jacques conduits sur la montagne, vaincus et renversés se relevèrent à la parole qui avait rompu des sommeils bien plus profonds et virent leur troupe diminuée de Moïse et d'Élie, et la robe de leur maitre changée.

            Tel je me réveillai et je vis cette femme compatissante qui avait guidé mes pas le long du fleuve et tout ému de crainte, je dis: — Où est Béatrix? Et elle: — Regarde-la sous le nouveau feuillage, assise au pied de l'arbre. Vois la compagnie qui l'environne. Les autres s'en vont au ciel après le griffon, avec des chants plus doux et plus sublimes encore.

Et si elle parla plus longtemps, je l'ignore car j'avais déjà dans les yeux celle qui m'empêchait d'entendre autre chose. Elle était seule, assise sur la véritable terre comme laissée là pour la garde du char que j'avais vu lier par la bête à deux formes. Les sept nymphes l'enfermaient dans on cercle, ayant dans les mains ces flambeaux qui ne craignent ni l'Aquilon ni l'Auster.

            — Tu seras peu de temps habitant de ce bois et tu seras éternellement avec moi citoyen de cette Rome dont le Christ est également citoyen. Aussi pour l'avantage du monde qui vit coupable, fixe tes yeux sur le char et quand tu seras retourné sur la terre, écris ce que tu auras vu.

Ainsi parla Béatrix et moi qui étais prosterné devant ses commandements, je portai mon attention et mes yeux là où elle m'avait dit.

            La foudre ne descend jamais plus rapidement à travers les nuages épais lorsqu'elle vient des régions les plus éloignées que je ne vis tomber l'oiseau de Jupiter à travers les branches, déchirant l'écorce et brisant les fleurs et les feuilles nouvelles.

            Et il frappa le char de toute sa force, et le char plia comme un navire en péril, battu sur les deux flancs par les ondes. Puis je vis s'élancer au-dedans du char triomphal un renard qui semblait avoir toujours été privé d'une bonne nourriture.

                        Mais en lui reprochant des fautes honteuses, la femme de mon cœur le fit fuir aussi rapidement que le lui permit son corps décharné.

                        Puis je vis l'aigle descendre dans l'arche du char, par le lieu d'où il était venu et la laisser remplie de ses plumes. Et une voix comme celle qui part d'un cœur gémissant sortit du ciel et dit: — Ô ma nacelle comme tu es mal chargée! Puis il me sembla que la terre s'ouvrait entre les roues et j'en vis sortir un dragon qui enfonça sa queue dans le char.

                        Et comme une guêpe qui retire l'aiguillon, en retirant à lui sa queue venimeuse il arracha une partie du fond et s'éloigna en serpentant. Ce qui resta comme la terre vivace se couvre de gazon, se couvrit des plumes apportées peut-être avec une pure et chaste intention. Et les roues elle timon s'en revêtirent en moins de temps qu'un soupir ne tient une bouche entr'ouverte.

Ainsi transformé, le char sacré fit paraître plusieurs têtes en ses diverses parties, trois au timon et une à chacun de ses coins.

            Les premières avaient des cornes comme les bœufs mais les autres quatre n'en avaient qu'une au milieu du front. On ne vit jamais un pareil monstre. Ferme comme une roche sur une montagne, je vis s'asseoir sur lui une prostituée sans pudeur et portant de tous côtés ses regards. Et je vis un géant debout auprès d'elle comme s'il avait craint qu'elle lui fût enlevée et ils se baisaient l'un l'autre de temps en temps. Mais parce qu'elle tourna vers moi son regard lascif et provoquant, son amant féroce la flagella de la tête aux pieds. Puis, plein de jalousie et aveuglé de colère, il détacha le char et le traîna par la forêt qui fit disparaître à ma vue la prostituée et le monstre nouveau.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 31-33

LE PURGATOIRE

CHANT XXXI.

Ô toi qui es au-delà du fleuve sacré, continua-t-elle sans s'arrêter en tournant vers moi de pointe le glaive de sa parole dont la taille m'avait déjà paru si acérée, dis, dis si mes reproches sont vrais. Il faut que ta confession vienne confirmer une accusation si dure.

            Mes forces étaient si brisées, que ma voix s'émut mais elle s'éteignit avant d'être sortie de ma bouche. Elle attendit un peu, puis elle dit: — Que penses-tu ? Réponds-moi, puisque tes tristes souvenirs ne sont pas encore effacés en toi par l'eau de l'oubli.

            La confusion et la peur, mêlées ensemble, me poussèrent un oui si faible sur les lèvres que pour le comprendre il fallut le secours des yeux. Comme une arbalète que trop de tension fait partir, brise sa corde et son arc et le trait arrive au but moins rapide, ainsi j'éclatais, sous le poids de mon émotion, en larmes et en soupirs et ma voix se ralentit dans son essor.

            Et elle à moi: — Au milieu de mon amour qui te conduisait à chérir le bien au delà duquel il n'y a rien de souhaitable, quels fossés, quelles chaînes as-tu trouvés devant toi pour que tu aies ainsi perdu l'espoir d'aller plus loin ? Quelles facilités, quels avantages as-tu donc aperçus sur le front des autres pour que tu sois allé ainsi courir devant eux?

            Après avoir poussé un soupir amer, je trouvai à peine la voix pour répondre et à peine si mes lèvres purent la former. Je dis en pleurant: — Les choses présentes avec leur faux plaisir détournèrent mes pas aussitôt que votre visage eut disparu.

            Et elle: — Que tu taises ou que tu nies ce que tu confesses, ta faute n'en sera pas moins connue si clairvoyant est le juge qui la sait! Mais lorsque l'aveu du péché tombe de la bouche du coupable dans notre cour, la meule qui aiguise le glaive de la justice se tourne contre le fil. Cependant, pour que tu aies plus de honte de ton erreur et pour qu'une autre fois tu sois plus ferme contre la voix des sirènes, taris la source des pleurs et écoute: Tu apprendras comment ma chair ensevelie devait te guider dans une voie contraire.

La nature ou l'art ne t'offrirent jamais autant de plaisir que le beau corps où je fus enfermée et qui n'est plus que poussière. Et si le plus grand des plaisirs te fut ainsi enlevé à ma mort, quelle chose mortelle devait ensuite te tenter? Tu devais bien plutôt, aux premières atteintes des objets trompeurs, t'élever vers moi qui n'étais plus ainsi. Tu ne devais pas ployer tes ailes et attendre que tu fusses frappé de nouveau ni par aucune jeune fille, ni par une autre vanité aussi passagère. Le jeune oiseau se laisse tirer deux ou trois coups mais devant les yeux de celui qui a déjà l'aile forte, c'est en vain qu'on tend le filet ou qu'on veut tirer l'arc.

            Comme les petits enfants muets de honte et les yeux à terre restent debout à écouter et s'avouent coupables et repentants, ainsi me tenais-je lorsqu'elle me dit: — Puisque tu es affligé de mes paroles, lève la barbe et tu sentiras plus de douleur encore en me regardant.

            Le chêne robuste est arraché avec moins de résistance par notre vent ou par celui qui souffle de la terre d'Iarbas que je n'en mis à lever le menton à son commandement et lorsqu'elle me parla de la barbe au lieu du visage, je sentis bien le venin de l'argument.

            Et quand enfin je levai ma face, mes yeux virent que les anges avaient cessé de jeter des fleurs. Et mes regards encore peu assurés aperçurent Béatrix tournée vers la bête qui était un seul être en deux natures. Sous son voile et de l'autre côté du fleuve verdoyant, «elle me parut surpasser d'autant sa beauté d'autrefois qu'elle avait surpassé la beauté des autres sur la terre. L'ortie du repentir me fut si poignante, que plus les autres choses m'avaient entraîné à les aimer, plus elles me devinrent odieuses. Un si grand remords me perça le cœur, que je tombai évanoui et ce que je devins alors, celle-là put le savoir qui en avait été cause.

            Puis, lorsqu'une puissance extérieure eut ranimé mon cœur, la femme que j'avais d'abord trouvée seule était au-dessus de moi et me disait: —Tiens-moi, tiens-moi. Elle m'avait traîné dans la rivière, plongé jusqu'au cou et en me tirant après elle, elle courait sur l'eau, légère comme une navette. Lorsque je fus près de la rive heureuse, j'entendis chanter si doucement: — Asperges me ( 1), que je ne puis m'en souvenir loin que je puisse l'écrire. La belle femme ouvrit ses bras, me prit là tête et me plongea de telle sorte que je dus avaler de cette eau. Ensuite elle me retira et m'offrit ainsi baigné à la danse des quatre belles femmes et chacune d'elles me couvrit avec son bras.

                        — Ici nous sommes nymphes et au ciel nous sommes étoiles. Avant que Béatrix descendît dans le monde nous fûmes destinées pour être ses servantes. Nous te mènerons devant ses yeux mais les trois autres femmes placées de l'autre côté du char et dont la vue est plus profonde, aiguiseront ton regard pour qu'il pénètre l'éclat qui brille dans le sien. Ainsi dirent-elles en chantant et puis elles me menèrent avec elles au poitrail du griffon du côté où Béatrix était tournée vers nous et elles reprirent: — Rassasie bien ton regard, nous t'avons placé devant les émeraudes d'où l'amour t'a déjà lancé ses traits.

                        Mille désirs plus ardents que la flamme attachèrent mes yeux sur ces yeux resplendissants, qui restaient fixés sur le griffon. — Ainsi que le soleil dans le miroir, ainsi la double bête se réfléchissait dans ses yeux tantôt avec l'une, tantôt avec l'autre nature.

                        Pense, lecteur si je m'émerveillais lorsque je voyais la bête rester immobile en elle-même et changer dans son image, pendant que, pleine de stupeur et joyeuse, mon âme goûtait de cette nourriture qui augmente les désirs de ceux qu'elle rassasie. Se montrant de l'ordre le plus sublime, les trois autres s'avancèrent en chantant sur leur mode angélique: — Tourne, Béatrix, tourne tes yeux saints — c'était là leur chanson—vers ton fidèle qui a fait tant de pas pour te voir. Par pitié, fais-nous la grâce de lui dévoiler ton sourire afin qu'il aperçoive la seconde beauté que tu lui caches.

Ô splendeur de la lumière vive et éternelle! quel est celui qui ayant pâli à l'ombre du Parnasse ou qui ayant bu à sa fontaine, ne paraîtra pas avoir l'esprit impuissant (?) pour essayer de te rendre telle que tu m'apparus là où le ciel te voile de son harmonie, lorsque tu te manifestas au milieu de l'air!

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 30-33

LE PURGATOIRE

CHANT XXX.

Lorsque s'arrêta le septentrion de ce premier ciel qui ne connut jamais ni lever ni coucher, qui ne fut couvert d'aucun autre nuage que le voile du péché et qui avertissait là chacun de son devoir. De même que le septentrion d'ici-bas dirige celui qui tourne son gouvernail pour entrer dans le port, ces personnages de vérité déjà venus entre le griffon et lui se tournèrent vers le char comme vers leur paix. Et un d'entre eux, comme envoyé du ciel, cria trois fois en chantant: — Veni, sponsa, de Libano (1) et tous les autres l'imitèrent.

            Comme les bienheureux, au dernier appel, se lèveront tous empressés de leur fosse chantant des alleluia avec leur voix renouvelée, de même, sur le char divin se levèrent « ad vocem tanti senis », cent ministres et messagers de la vie éternelle. Ils disaient tous: — Benedictus qui venis (2)  et jetant des fleurs sur lui et autour de lui: .Manibus o date lilia plenu.

J'ai déjà vu, au commencement du jour, tout l'orient d'une couleur de rose et l'autre partie du ciel teinte d'un bel azur. Et la face du soleil se lever ombragée, si bien que l'œil soutenait longtemps son éclat voilé par les vapeurs.

            Ainsi, à travers un nuage de fleurs qui montait et retombait de toutes parts des mains des anges, couronnée d'une branche d'olivier sur un voile blanc, une femme m'apparut, vêtue, sous un manteau vert, d'une robe couleur de flamme.

            Et mon esprit qui déjà depuis longtemps n'avait pas été brisé d'étonnement et d'effroi en sa présence, avant même que les yeux ne l'eussent averti, et par une vertu secrète qui émanait d'elle, sentit la force irrésistible de l'ancien amour.

            Aussitôt que mon regard fut frappé de cette puissance sublime qui m'avait déjà percé l'âme avant que je fusse sorti de l'enfance, je me tournai à gauche avec cet abandon que montre l'enfant courant vers sa mère quand il a peur ou quand il est affligé et j'allais dire à Virgile: — Je n'ai pas une goutte de sang qui ne tremble, je reconnais les signes de l'ancienne flamme.

Mais Virgile nous avait laissés, Virgile mon doux père, Virgile à qui je m'étais donné pour mon salut et tout ce que perdit notre antique mère ne put pas empêcher mes joues, lavées déjà par la rosée, de se voiler encore de larmes.

            — Dante, parce que Virgile s'en va, ne pleure pas, ne pleure pas encore car il te faudra pleurer pour un autre glaive.

            Comme un amiral vient voir de la poupe à la proue les hommes qui manœuvrent sur les autres navires et les encourage à bien faire, ainsi, sur le côté gauche du char lorsque je me retournai au bruit de mon nom, que la nécessité fait enregistrer ici, je vis la femme qui m'était apparue d'abord voilée au milieu de la fête angélique jeter les yeux sur moi de l'autre côté du fleuve.

            Quoique le voile qui retombait de sa tête couronnée du feuillage de Minerve ne laissât pas voir ses traits, dans une attitude royalement austère, elle continua comme celui qui parle et qui garde pour la fin ses paroles les plus ardentes: — Regarde-moi, je suis bien, je suis bien Béatrix.

                        Comment as-tu daigné enfin gravir la montagne? Ne savais-tu pas qu'ici l'homme est heureux? Mes yeux tombèrent sur le fleuve limpide. Mais en m'y voyant, je les retirai sur l'herbe tant la honte me pesa sur le front. Comme la mère parait sévère à son fils ainsi me le parut-elle parce que je sentis l'amertume de son acerbe pitié. Elle se tut et les anges chantèrent aussitôt: — In te, Domine, speravi (3), mais ils n'allèrent pas plus loin que « pedes meos ».

De même que les neiges se congèlent à travers les forêts des montagnes par lesquelles est partagée l'Italie, soufflées et comprimées par les vents esclavonients (?), puis devenues liquides, filtrent à travers elles-mêmes, au premier souffle venu de la terre qui a moins d'ombre.

Comme la chandelle est fondue par le feu, ainsi je restai sans larmes et sans soupirs jusqu'aux chants de ceux dont les notes suivent toujours les notes des sphères éternelles.

Lorsque j'eus compris que dans leurs douces mélodies ils compatissaient plus à ma douleur que s'ils avaient dit: — Femme, pourquoi l'accables-tu? la glace qui était durcie autour de mon cœur se fit sanglots et larmes et déborda de ma poitrine avec angoisses par ma bouche et par mes yeux.

Mais elle, ferme sur le côté droit du char, parla ainsi aux saintes substances: — Vous veillez dans le jour éternel et la nuit ni le sommeil ne vous dérobent aucun des pas que fait le siècle dans ses voies.

            C'est pour cela que j'ai plus de souci d'adresser ma réponse à celui qui pleure de l'autre côté du fleuve afin que son repentir soit mesuré sur sa faute. Non seulement par l'effet des sphères immenses qui dirigent chaque germe vers sa fin, selon que les étoiles l'accompagnent, mais par l'abondance des grâces divines qui pleuvent sur nous de sources si élevées que nos regards ne sauraient les atteindre, cet homme fut tel virtuellement dans sa vie nouvelle, que toute habitude droite aurait opéré en lui des effets merveilleux.

            Mais la terre se fait d'autant plus ingrate et plus sauvage avec une mauvaise semence et sans culture qu'elle a plus de bonté et plus de vigueur.

                        Je le soutins quelque temps avec mon visage, et en lui montrant mes yeux de jeune fille, je le menais avec moi dans le droit chemin.

                        Mais lorsque je fus sur le seuil de mon second âge et que je quittai ma vie mortelle, il m'abandonna et il se livra à d'autres.

                        Quand je m'étais élevée de la chair à l'esprit et que j'avais grandi en beauté et en vertu, je lui devins moins précieuse et moins chère et il dirigea ses pas hors du vrai chemin en suivant les fausses images des biens qui ne tiennent aucune promesse.

                        Il ne me servit de rien de lui obtenir des inspirations avec lesquelles je le rappelai dans ses rêves et dans ses veilles, tant il s'en inquiéta peu!

                        Il tomba si bas que tous les moyens étaient désormais impuissants pour son salut si je ne lui montrais la race damnée.

                        Pour cela, je visitai le seuil des morts et je portai mes prières et mes pleurs à celui qui l'a conduit ici. La loi sublime de Dieu serait violée si l'on passait le Léthé et si l'on goûtait de ses eaux sans payer avec des larmes l'écot du repentir.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 29-33

LE PURGATOIRE

CHANT XIX.

Elle acheva ses paroles en chantant comme une femme éprise d'amour: —. Beati quorum tecta suntpeccata (1).

Et comme les nymphes qui s'en allaient seules sous les ombres des bois cherchant les unes à fuir, les autres à voir le soleil, elle remonta le fleuve en marchant sur sa rive et moi j'allais comme elle à petits pas réglant ma marche sur la sienne. Nous n'avions pas encore fait cent pas l'un et l'autre lorsque les deux rives se courbèrent également et je me trouvai vers le levant. Et comme nous avions avancé à peine, la femme se tourna toute de mon côté en disant: — Mon frère, regarde et écoute.

            Et voilà qu'une lueur subite courut de toutes parts au travers de la grande forêt, ce qui me fit penser que c'était peut-être un éclair. Mais comme l'éclair disparaît aussitôt qu'il arrive et que plus cette lueur durait, plus elle était éclatante, je me disais en ma pensée: « Qu'est-ce donc que je vois ? »

            Une douce mélodie se répandait dans l'air lumineux et un sage zèle me fit blâmer la hardiesse d'Eve car là où la terre et le ciel obéissaient, une femme seule qui venait d'être créée ne put souffrir aucun voile devant ses yeux. Et si, plus dévouée, elle s'était résignée à le subir, j'aurais goûté plus tôt et plus longtemps ces ineffables délices.

            Pendant que je marchais tout étonné parmi ces prémices de l'éternelle joie et désirant en goûter une plus grande encore, l'air se montra à nous embrasé comme un feu sous les verts rameaux et je distinguai un chant dans les doux sons qui m'avaient frappé.

            Ô vierges saintes! si j'ai autrefois souffert pour vous la faim, le froid et les veilles, je me vois forcé maintenant de demander ma récompense. Or, il faut que l'Hélicon me verse ses eaux et qu'Uranie m'aide avec son chœur afin que je mette en vers des choses grandes à penser.

Je crus apercevoir sept arbres d'or, abusé par la distance qui me séparait d'eux. Mais lorsque je fus assez près pour que cette vague ressemblance, qui trompait mes sens, eût fait place à la réalité, cette faculté qui dirige la raison dans sa voie me fit comprendre que c'étaient sept candélabres et que les voix chantaient « hosanna! »

            Les beaux candélabres flamboyaient plus brillants que la lune lorsqu'elle atteint dans l'azur du ciel le milieu de la nuit et le milieu de son mois.

            Plein d'admiration, je me retournai vers le bon Virgile et il me répondit avec un regard non moins étonné que le mien. Puis je reportai mes yeux vers ces choses élevées qui venaient vers nous si lentement qu'elles eussent été devancées par les nouvelles épouses.

            La femme me cria: — Pourquoi es-tu si ardent à contempler ces vives lumières et ne regardes-tu pas également ce qui les suit? Je vis alors des personnages qui venaient après elles comme après des guides et qui portaient des vêlements d'une telle blancheur qu'on n'en vit jamais de semblables sur la terre. L'eau resplendissait à ma gauche et lorsque je la regardais, elle réfléchissait mon côté gauche comme le fait un miroir.

            Lorsque je fus arrivé à ce point de la rive où je n'étais plus séparé que par le fleuve, j'arrêtai mes pas pour mieux voir et je vis les flammes aller en avant et laisser après elles des traces colorées qui semblaient des bannières déployées.

            Et l'air était sillonné de sept lignes et toutes réunissaient les couleurs dont le soleil fait son arc et la lune sa ceinture. Ces drapeaux s'étendaient plus loin que ma vue. Et, autant qu'il me semblait, ils étaient à dix pas l'un de l'autre. Sous ce beau ciel que je décris , vingt-quatre vieillards s'avançaient, deux à deux, couronnés de fleurs de lis. Tous chantaient: — Bénie sois-tu parmi les filles d'Adam et que tes beautés soient bénies éternellement!

Lorsque les fleurs et l'herbe fraîche du rivage, qui étaient vis-à-vis de moi, eurent été quittées par cette troupe élue, comme un éclair suit un autre éclair dans les cieux, quatre bêtes vinrent après elle, toutes couronnées de branches vertes.

                        Chacune avait six ailes, les plumes en étaient couvertes d'yeux et si les yeux d'Argus étaient vivants, ils seraient semblables à ceux-là. Je ne perds plus de rimes pour les décrire, Ô lecteur! car une autre dépense me gêne tant que je ne puis pas être prodigue en celle-ci.

                        Mais lis Ézéchiel qui les dépeint comme il les vit, venant des régions froides, au milieu du vent, des nuages et du feu. Et telles que tu les trouveras dans son livre, telles elles étaient là hormis les plumes, sur lesquelles Jean est avec moi contre l'avis d'Ézéchiel. Entre elles se trouvait un char triomphal, porté sur deux roues et attelé au cou d'un griffon. Il étendait ses deux ailes entre la ligne du milieu elles autres, qu'il avait trois par trois de chaque côté, de manière à n'en déranger aucune en les fendant.

                        Ces ailes montaient si haut, que l'œil n'en voyait pas la fin. Les membres d'oiseau qu'il avait étaient d'or et les autres étaient blancs et vermeils. Non seulement l'Africain ou Auguste ne réjouirent pas Rome d'un char si beau, mais encore auprès de celui-là est bien pauvre le char du soleil qui fut brûlé en sortant de sa voie, à la prière de la terre dévote, lorsque Jupiter fut juste dans le mystère de sa pensée.

Trois femmes venaient, dansant en rond, du côté de la roue droite. L'une si rouge qu'à peine l'eût-on distinguée dans le feu, l'autre était comme si ses chairs et ses os avaient été faits d'émeraude et la troisième paraissait de la neige tombée récemment.

            Elles semblaient guidées tantôt par la blanche et tantôt par la rouge et selon le chant de celles-ci, les autres réglaient leurs pas lents ou rapides.

            A gauche, quatre femmes se réjouissaient, vêtues de pourpre selon la mesure de l'une d'elles qui avait trois yeux au front.

            A la suite de ces groupes dont j'ai parlé, je vis deux vieillards d'habits difTérents mais ayant tous deux la même attitude grave et paisible.

                        Le premier semblait être quelqu'un des disciples de ce grand Hippocrate que la nature créa pour les êtres qui lui sont les plus chers.

                        Le second montrait un esprit contraire, tenant une épée brillante et pointue, et telle, que de l'autre côté du fleuve il m'en fit peur.

            Puis je vis quatre personnages d'une humble apparence et derrière eux tous, un vieillard seul marchait les yeux fermés par le sommeil et la pensée sur le front.

            Et les sept derniers étaient habillés comme la première troupe mais des lis ne faisaient pas une guirlande autour de leur tête qui était couronnée de roses et de fleurs vermeilles. Quelqu'un qui les aurait vus de loin aurait juré qu'ils étaient tout embrasés au-dessus des sourcils.

Et lorsque le char fut vis-à-vis de moi on entendit un coup de tonnerre et ces saints personnages, comme s'il leur eût été défendu d'aller plus loin, s'arrêtèrent là avec lés sept candélabres.

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 28-33

LE PURGATOIRE

CHANT XXVIII.

Désireux déjà de chercher de toutes parts la divine forêt épaisse et vigoureuse qui tempère aux yeux l'éclat du jour nouveau, sans plus attendre, je laissai le bord et je pris par la campagne lentement, lentement, sur le sol qui embaumait de tous côtés. Un air doux et toujours le même m'effleurait le front sans plus me frapper qu'un vent léger.

            A son souffle les branches agitées s'inclinaient toutes du côté où la montagne sainte jette sa première ombre mais elles ne s'écartaient pas assez pour que sur leurs cimes les oiseaux fussent troublés dans leurs ébats. Pleins de joie, ils accueillaient la première heure en chantant dans le feuillage qui accompagnait leur mélodie avec un bruit semblable à celui qu'on entend de branche en branche à travers les pins dont se couvre le rivage de Chiassi lorsque Éole lâche au dehors le sirocco.

Mes pas ralentis m'avaient déjà transporté si loin dans l'antique forêt que je ne pouvais reconnaître l'endroit où j'étais entré. Et voilà que je fus arrêté par un ruisseau qui allant vers la gauche, pliait avec ses petites ondes l'herbe née sur ses bords. Toutes les eaux les plus pures sur la terre paraîtraient avoir en elles quelque mélange auprès de celle-ci qui ne voile rien quoiqu'elle coule sombre, sombre, sous l'ombrage perpétuel qui ne laisse rayonner jusqu'à elle ni le soleil ni la lune.

            J'arrêtai mes pas et je franchis le ruisseau avec mes yeux pour admirer au-delà la grande variété d'arbres verdoyants. Et comme il apparaît tout à coup des choses qui détournent toute autre pensée par l'étonnement qu'elles produisent, il m'apparut là une femme toute seule qui allait chantant et choisissant des fleurs parmi celles dont toute sa route était émaillée.

            — Ô belle dame qui vous échauffez aux rayons de l'amour, si je dois en croire les traits, témoignage habituel du cœur, daignez vous approcher, lui dis-je, vers cette rivière afin que je puisse entendre ce que vous chantez. Vous me faites souvenir du lieu où était Proserpine et de ce qu'elle était au temps où sa mère la perdit et où elle-même perdit le printemps.

                        Comme se tourne avec les plantes des pieds rapprochées et posées à terre, une femme qui danse, et met à peine un pied devant l'autre, ainsi elle se tourna vers moi sur les petites fleurs dorées et vermeilles, semblable à une vierge qui baisse pudiquement les yeux. Et elle exauça mes prières en venant si près du bord que son chant arrivait jusqu'à moi avec tous ses détails.

                        Aussitôt qu'elle fut là où les herbes étaient baignées par les eaux du fleuve, elle me fit la grâce de lever ses yeux. Je ne crois pas que tant d'éclat ait brillé sous la paupière de Vénus blessée par son fils, contre son habitude. Elle souriait, debout sur l'autre rive, cueillant avec ses mains les fleurs innombrables que la terre y produit sans graine. Le fleuve nous séparait de Lro  (?) pas. Mais l'Hellespont où passa Xerxès et qui sert encore de frein à toutes les ambitions humaines ne fut pas plus odieux à Léandre nageant entre Sestos et Abydos, que ce ruisseau qui ne s'ouvrait pas devant moi.

                        — Vous êtes étrangers, dit-elle, et peut-être mon sourire en ce lieu choisi pour séjour à la nature humaine vous tient-il en étonnement et en soupçon. Mais le delectasti du psaume jette une lumière qui peut éclairer votre entendement (i). Et toi qui es en avant et qui m'as priée, dis si tu veux entendre autre chose car je suis venue prête à répondre pleinement à toutes tes questions.

                        — L'eau, répondis-je, et le bruit de la forêt combattent dans mon esprit une croyance nouvelle en des choses que j'ai entendues et qui sont contraires à ce que je vois. Et elle: — Je te dirai comment procède de sa cause ce qui fait que lu t'émerveilles et je dissiperai le nuage par lequel tu es aveuglé.

                                    Le souverain bien qui se plaît en lui seul fit l'homme propre au bien et lui donna ce lieu pour arrhes de l'éternelle paix. Par sa faute il demeura ici peu temps. Par sa faute il changea le rire honnête et la douce joie en larmes et en chagrins.

                                    Afin que les changements opérés ci-dessous par les exhalaisons de l'eau et de la terre qui suivent autant qu'elles le peuvent la chaleur ne livrassent aucune guerre à l'homme, cette montagne s'éleva ainsi vers le ciel, et elle est libre depuis le lieu où elle est close.

                                    Or, comme l'air tourne circulairement par l'impulsion du premier moteur, si le cercle n'est brisé d'aucun côté, cette hauteur qui s'élève libre dans l'air pur est frappée de ce mouvement et fait retentir la forêt parce qu'elle est épaisse. Et l'arbre ébranlé a le pouvoir d'imprégner l'air de sa vertu et l'air, en tournoyant, la sème de tous côtés.

                                    Et cette terre, selon qu'elle y est préparée ou par elle-même ou par son ciel, conçoit et produit divers arbres par ses diverses vertus. Il ne faudra pas t'étonner, après avoir entendu ceci, que des plantes viennent dans votre monde sans aucune semence visible. Et tu dois savoir que la campagne sainte où tu es, est pleine de tous les germes et a des fruits qui ne se cueillent pas ailleurs.

                                    L'eau que tu vois ne provient point d'une source qu'alimente la vapeur condensée par le froid comme un fleuve qui reçoit et qui perd sa force. Mais elle sort d'une fontaine intarissable et permanente qui ne prend que dans la volonté de Dieu, l'eau qu'elle verse par ses deux courants.

                                    De ce côté, elle coule avec le pouvoir d'ôter le souvenir des péchés et de l'autre avec le pouvoir de rendre la mémoire des bienfaits. D'un côté elle s'appelle Léthé, de l'autre Eunoé et elle n'opère qu'après qu'on l'a goûtée dans ses deux branches. Sa saveur surpasse toutes les autres.

                                    Et quoique ta soif puisse être assez apaisée pour que je ne t'en dise pas davantage, j'ajouterai encore en ta faveur quelque chose à mes paroles et je ne crois pas qu'elles te soient moins chères parce qu'elles dépassent ce que je t'avais promis.

                                    Les poètes qui ont chanté autrefois l'âge d'or et son état heureux ont peut-être rêvé de ce lieu sur le Parnasse. C'est ici qu'étaient dans leur innocence les premiers hommes, c'est ici qu'ils avaient un printemps éternel et toutes sortes de fruits et cette eau est ce que chacun appelle le nectar.

Je me retournai alors tout entier vers mes poètes et je vis qu'ils avaient écouté avec un sourire ce dernier raisonnement. Puis je reportai mes yeux sur la belle femme.

dimanche 13 février 2022

Dante - Divine Comedie (P-A Fiorentino) - Purgatoire - 27-33

LE PURGATOIRE

CHANT XXVII.

Le soleil était dans le ciel comme au moment où il lance ses premiers rayons sur les lieux où son créateur répandit son sang, au moment où l'Èbre se trouve sous la Balance élevée et où les eaux du Gange sont embrasées vers midi. Et le jour s'en allait, lorsque l'ange bienheureux de Dieu nous apparut.

            Il se tenait sur le bord, hors de la flamme et il chantait: — Beati mundo corde (1) d'une voix plus éclatante que la nôtre. Puis il dit: — On ne va pas plus loin, âmes saintes, avant de s'être purifié dans le feu. Entrez-y donc et ne soyez pas sourdes aux chants qui vous viennent de l'autre côté.

            Ainsi me parla-t-il quand nous fûmes près de lui et je devins lorsque je l'entendis, comme celui que l'on descend dans la tombe. Je m'avançai, les deux mains jointes, en regardant le feu et en me retraçant vivement les corps humains que j'avais déjà vus brûler.

            Mes bons guides se tournèrent vers moi et Virgile me dit: — Mon fils, il peut y avoir ici des tourments mais non la mort. Souviens-toi, souviens-toi, si je te conduisis sain et sauf sur les épaules de Géryon que ne ferai-je pas maintenant que je suis plus près de Dieu! Tiens pour certain que si tu restais mille ans au milieu de cette flamme, elle ne pourrait pas te faire chauve d'un cheveu et si tu crois par hasard que je te trompe, approche-toi d'elle et fais-en essai de tes mains, avec le pan de ton vêtement. Quitte désormais, quitte donc toute crainte, tourne-toi par ici et avance avec sécurité.

Et moi je restais ferme malgré ma persuasion. Lorsqu'il me vit si résolu et si obstiné, il se troubla un peu et me dit: — Vois donc, mon fils, entre Béatrix et toi il n'y a que ce mur. De même qu'au nom de Thisbé, Pyrame qui se mourait, ouvrit les yeux et la regarda lorsque le mûrier devint vermeil, ainsi ma résistance ayant plié, je me retournai vers mon doux maître en entendant ce nom qui fleurit toujours dans mon cœur.

Alors il secoua la tête et dit: — Eh bien voulons-nous donc toujours rester ici? Et puis il sourit comme on fait à l'enfant qu'un fruit a vaincu.

Ensuite il entra dans le feu avant moi en priant Stace de me suivre, lui qui s'était trouvé long-temps entre nous deux. Lorsque j'y fus entré,  je me serais jeté dans du verre fondu pour me rafraîchir tant la chaleur y était sans mesure. Mon doux père, pour m'encourager, me parlait toujours de Béatrix et disait: — Il me semble déjà voir ses yeux.

Nous étions guidés par une voix qui chantait de l'autre côté et en l'écoutant nous sortîmes des flammes près de l'endroit où l'on montait. — Fenite, benedicti Patris mei (2). Ces paroles sortaient d'une lumière si éclatante que j'en fus ébloui et que je ne pus la regarder. — Le soleil s'en va, ajouta la voix, et la nuit arrive. Ne vous arrêtez point mais hâtez le pas avant que l'occident ne s'obscurcisse.

Le chemin montait droit de ce côté entre le rocher et j'interceptai devant moi les rayons du soleil qui était déjà baissé. A peine avions-nous franchi quelques marches que nous sentîmes, moi et mes guides, à l'ombre qui s'effaçait que le soleil se couchait derrière nous. Et avant qu'en toutes ses immenses parties l'horizon eût pris le même aspect, et que la nuit eût tout couvert de ses ténèbres, chacun de nous se fit un lit d'une marche. Car la roideur de la montagne nous avait ôté le pouvoir et non le plaisir de monter.

Comme les chèvres, rapides et pétulantes sur la cime des rochers avant d'être repues, s'apaisent en ruminant silencieuses à l'ombre pendant que le soleil darde. Comme les chèvres gardées par le pasteur appuyé sur sa houlette et qui les surveille en s'appuyant.  Et comme le berger qui parque au dehors, paisible, passe la nuit autour de son troupeau et le garde des bêtes fauves, de crainte qu'elles ne viennent le disperser. Ainsi étions-nous alors tous trois, moi comme une chèvre et eux comme des bergers, environnés de toutes parts par la grotte.

On ne pouvait voir de là qu'un peu de ciel mais par cette échappée j'apercevais les étoiles brillantes et plus grandes qu'à leur ordinaire. Pendant que je songeais et que je les considérais, le sommeil me prit, ce sommeil qui souvent sait les choses avant qu'elles soient arrivées.

A l'heure je crois où commença à rayonner sur la montagne, du côté de l'orient, Cythérée paraissant toujours brûler du feu de l'amour, il me semblait voir en songe une jeune et belle femme qui allait par une lande en cueillant des fleurs et qui disait en chantant: — Que quiconque demande mon nom sache que je suis Lia et je vais portant de tous côtés mes belles mains pour me faire une guirlande. C'est pour me plaire à mon miroir que je me pare. Ma sœur Rachel ne se détourne jamais du sien mais elle demeure assise devant lui tout le jour. Elle est avide de voir ses beaux yeux comme moi de me parer avec mes mains. Son bonheur est de contempler et le mien d'agir.

Et déjà ces lueurs qui se lèvent avant le jour, d'autant plus agréables aux pèlerins qu'en revenant ils se rapprochent plus de leur demeure, chassaient les ténèbres de toutes parts et mon sommeil avec elles. Et je me levai en voyant mes maîtres déjà levés eux-mêmes.

— Ce doux fruit que la sollicitude des mortels va cherchant sur tant de rameaux apaisera ta faim aujourd'hui. Virgile m'adressa ces paroles et jamais il n'y eut d'étrennes qui fissent autant de plaisir que celles-là. Tant de désir s'ajouta à mon désir pour gravir la montagne qu'à chaque pas je sentais croître les ailes de mon essor.

Lorsque nous eûmes laissé au-dessous de nous tout l'escalier et que nous eûmes atteint le degré suprême, Virgile fixa ses yeux sur moi et me dit: — Tu as vu le feu qui n'a qu'un temps et le feu éternel, Ô mon fils et tu es venu en ce lieu où je ne vois pas plus-loin par moi-même. Je t'ai conduit ici avec adresse et avec art. Prends désormais ton plaisir pour guide car tu es hors des chemins étroits et hors des chemins roides. Vois le soleil qui reluit sur ton front, vois l'herbe, et les fleurs, et les arbrisseaux, que cette terre porte d'elle-même.

Avant que viennent joyeux ces beaux yeux dont les larmes m'ont fait aller vers toi, tu peux marcher ou t'asseoir parmi toutes ces choses. N'attends donc plus mes paroles ou mes conseils. Ton jugement est libre, droit et sain et ce serait une faute de ne pas faire à ton gré. C'est pour cela que, t'élevant au-dessus de toi, je te couronne et je te mire.


Translate

Rechercher dans ce blog