LE PURGATOIRE
CHANT XIX.
Elle acheva ses paroles en chantant comme une femme éprise d'amour: —. Beati quorum tecta suntpeccata (1).
Et comme les nymphes qui s'en allaient seules sous les ombres des bois cherchant les unes à fuir, les autres à voir le soleil, elle remonta le fleuve en marchant sur sa rive et moi j'allais comme elle à petits pas réglant ma marche sur la sienne. Nous n'avions pas encore fait cent pas l'un et l'autre lorsque les deux rives se courbèrent également et je me trouvai vers le levant. Et comme nous avions avancé à peine, la femme se tourna toute de mon côté en disant: — Mon frère, regarde et écoute.
Et voilà qu'une lueur subite courut de toutes parts au travers de la grande forêt, ce qui me fit penser que c'était peut-être un éclair. Mais comme l'éclair disparaît aussitôt qu'il arrive et que plus cette lueur durait, plus elle était éclatante, je me disais en ma pensée: « Qu'est-ce donc que je vois ? »
Une douce mélodie se répandait dans l'air lumineux et un sage zèle me fit blâmer la hardiesse d'Eve car là où la terre et le ciel obéissaient, une femme seule qui venait d'être créée ne put souffrir aucun voile devant ses yeux. Et si, plus dévouée, elle s'était résignée à le subir, j'aurais goûté plus tôt et plus longtemps ces ineffables délices.
Pendant que je marchais tout étonné parmi ces prémices de l'éternelle joie et désirant en goûter une plus grande encore, l'air se montra à nous embrasé comme un feu sous les verts rameaux et je distinguai un chant dans les doux sons qui m'avaient frappé.
Ô vierges saintes! si j'ai autrefois souffert pour vous la faim, le froid et les veilles, je me vois forcé maintenant de demander ma récompense. Or, il faut que l'Hélicon me verse ses eaux et qu'Uranie m'aide avec son chœur afin que je mette en vers des choses grandes à penser.
Je crus apercevoir sept arbres d'or, abusé par la distance qui me séparait d'eux. Mais lorsque je fus assez près pour que cette vague ressemblance, qui trompait mes sens, eût fait place à la réalité, cette faculté qui dirige la raison dans sa voie me fit comprendre que c'étaient sept candélabres et que les voix chantaient « hosanna! »
Les beaux candélabres flamboyaient plus brillants que la lune lorsqu'elle atteint dans l'azur du ciel le milieu de la nuit et le milieu de son mois.
Plein d'admiration, je me retournai vers le bon Virgile et il me répondit avec un regard non moins étonné que le mien. Puis je reportai mes yeux vers ces choses élevées qui venaient vers nous si lentement qu'elles eussent été devancées par les nouvelles épouses.
La femme me cria: — Pourquoi es-tu si ardent à contempler ces vives lumières et ne regardes-tu pas également ce qui les suit? Je vis alors des personnages qui venaient après elles comme après des guides et qui portaient des vêlements d'une telle blancheur qu'on n'en vit jamais de semblables sur la terre. L'eau resplendissait à ma gauche et lorsque je la regardais, elle réfléchissait mon côté gauche comme le fait un miroir.
Lorsque je fus arrivé à ce point de la rive où je n'étais plus séparé que par le fleuve, j'arrêtai mes pas pour mieux voir et je vis les flammes aller en avant et laisser après elles des traces colorées qui semblaient des bannières déployées.
Et l'air était sillonné de sept lignes et toutes réunissaient les couleurs dont le soleil fait son arc et la lune sa ceinture. Ces drapeaux s'étendaient plus loin que ma vue. Et, autant qu'il me semblait, ils étaient à dix pas l'un de l'autre. Sous ce beau ciel que je décris , vingt-quatre vieillards s'avançaient, deux à deux, couronnés de fleurs de lis. Tous chantaient: — Bénie sois-tu parmi les filles d'Adam et que tes beautés soient bénies éternellement!
Lorsque les fleurs et l'herbe fraîche du rivage, qui étaient vis-à-vis de moi, eurent été quittées par cette troupe élue, comme un éclair suit un autre éclair dans les cieux, quatre bêtes vinrent après elle, toutes couronnées de branches vertes.
Chacune avait six ailes, les plumes en étaient couvertes d'yeux et si les yeux d'Argus étaient vivants, ils seraient semblables à ceux-là. Je ne perds plus de rimes pour les décrire, Ô lecteur! car une autre dépense me gêne tant que je ne puis pas être prodigue en celle-ci.
Mais lis Ézéchiel qui les dépeint comme il les vit, venant des régions froides, au milieu du vent, des nuages et du feu. Et telles que tu les trouveras dans son livre, telles elles étaient là hormis les plumes, sur lesquelles Jean est avec moi contre l'avis d'Ézéchiel. Entre elles se trouvait un char triomphal, porté sur deux roues et attelé au cou d'un griffon. Il étendait ses deux ailes entre la ligne du milieu elles autres, qu'il avait trois par trois de chaque côté, de manière à n'en déranger aucune en les fendant.
Ces ailes montaient si haut, que l'œil n'en voyait pas la fin. Les membres d'oiseau qu'il avait étaient d'or et les autres étaient blancs et vermeils. Non seulement l'Africain ou Auguste ne réjouirent pas Rome d'un char si beau, mais encore auprès de celui-là est bien pauvre le char du soleil qui fut brûlé en sortant de sa voie, à la prière de la terre dévote, lorsque Jupiter fut juste dans le mystère de sa pensée.
Trois femmes venaient, dansant en rond, du côté de la roue droite. L'une si rouge qu'à peine l'eût-on distinguée dans le feu, l'autre était comme si ses chairs et ses os avaient été faits d'émeraude et la troisième paraissait de la neige tombée récemment.
Elles semblaient guidées tantôt par la blanche et tantôt par la rouge et selon le chant de celles-ci, les autres réglaient leurs pas lents ou rapides.
A gauche, quatre femmes se réjouissaient, vêtues de pourpre selon la mesure de l'une d'elles qui avait trois yeux au front.
A la suite de ces groupes dont j'ai parlé, je vis deux vieillards d'habits difTérents mais ayant tous deux la même attitude grave et paisible.
Le premier semblait être quelqu'un des disciples de ce grand Hippocrate que la nature créa pour les êtres qui lui sont les plus chers.
Le second montrait un esprit contraire, tenant une épée brillante et pointue, et telle, que de l'autre côté du fleuve il m'en fit peur.
Puis je vis quatre personnages d'une humble apparence et derrière eux tous, un vieillard seul marchait les yeux fermés par le sommeil et la pensée sur le front.
Et les sept derniers étaient habillés comme la première troupe mais des lis ne faisaient pas une guirlande autour de leur tête qui était couronnée de roses et de fleurs vermeilles. Quelqu'un qui les aurait vus de loin aurait juré qu'ils étaient tout embrasés au-dessus des sourcils.
Et lorsque le char fut vis-à-vis de moi on entendit un coup de tonnerre et ces saints personnages, comme s'il leur eût été défendu d'aller plus loin, s'arrêtèrent là avec lés sept candélabres.
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