Souviens-toi, Ô lecteur! si jamais dans les Alpes tu fus enveloppé d'un brouillard à travers lequel tu ne voyais pas plus que la taupe à travers sa taie. De même que lorsque les vapeurs humides et épaisses commencent à se dissiper, la sphère du soleil les perce faiblement et ta pensée parviendra aisément à se représenter comment je revis d'abord le soleil au moment de son coucher
En réglant ainsi mes pas sur les pas de mon maître, je sortis de ce nuage comme les rayons expiraient déjà au bas de la montagne. Ô imagination qui nous transportes si souvent hors de nous-mêmes au point que l'homme n'entend pas mille trompettes sonnant autour de lui. Qui donc te fait agir lorsque les sens ne t'aident pas? C'est une lumière formée dans le ciel qui vient d'elle-même ou qu'une volonté d'en haut dirige vers la terre!
L'impiété de la femme changée en cet oiseau qui se plaît le plus à chanter se retraça dans ma pensée (1). Et mon esprit se replia tellement sur lui-même que les choses du dehors n'y purent plus pénétrer.
Puis je vis dans ce rêve de mon âme un crucifié dédaigneux, fier dans son visage et il mourait ainsi. Autour de lui étaient le grand Assuérus, Esther son épouse et le juste Mardochée qui fut si intègre dans ses paroles et dans ses œuvres.
Et comme cette image se brisa d'elle-même, ainsi qu'une bulle à qui manque l'eau sous laquelle elle s'est formée, une jeune fille se leva dans ma vision, pleurant amèrement et disant: — Ô reine! pourquoi dans votre colère avez-vous voulu mourir? Vous vous êtes tuée pour ne pas perdre Lavinie et pourtant vous m'avez perdue. Je suis votre fille et je gémis, Ô ma mère! bien plus sur votre mort que sur celle qui la suivit.
De même que le sommeil s'interrompt lorsqu'une lumière nouvelle frappe tout à coup les paupières closes, et troublé se débat avant de mourir tout à fait, ainsi mon rêve disparut aussitôt que mes yeux furent frappés par une clarté plus grande que celle dont nous avons l'habitude.
Je me retournais pour voir où j'étais, lorsqu'une voix me dit : - C'est ici qu'on monte; et elle détourna mon attention de tout autre objet. Elle me donna un si grand désir de regarder qui me parlait, que je n'aurais jamais eu de repos avant de l'avoir vu en face. Et comme notre regard est blessé par le soleil, qui se voile dans sa splendeur même, ainsi mes forces m'abandonnèrent dans ce lieu.
— C'est un esprit de Dieu qui nous montre le chemin pour monter sans qu'on le prie et qui se cache sous son éclat. Il fait avec nous ainsi que l'homme fait avec lui-même car celui qui attend une prière et qui voit un besoin se prépare malignement au refus. Or, hâtons-nous de nous rendre à une si grande invitation. Tâchons de monter avant la nuit car nous ne le pourrions plus ensuite avant que le jour ne revienne.
Ainsi parla mon guide et nous dirigeâmes tous deux nos pas vers un escalier. Et aussitôt que je fus arrivé à la première marche, je sentis près de moi comme un mouvement d'aile et un vent me frapper le visage en disant: — Beati pacifici (2) qui sont sans colère haineuse.
Déjà les derniers rayons qui précèdent la nuit étaient si élevés au-dessus de nous que les étoiles se montraient de tous côtés. — Ô mon courage! pourquoi t'évanouis-tu? disais-je en moi-même comme je sentais mes jambes s'engourdir.
Nous étions arrivés au sommet de l'escalier et nous nous étions arrêtés comme un navire qui touche à la.grève. Et j'attendis un peu pour voir si j'entendrais quelque chose dans ce nouveau cercle.
Puis je me tournai vers mon maître et je lui dis: — Ô mon doux père, quelle faute s'expie dans le cercle où nous sommes? Si nos pieds s'arrêtent que tes discours ne s'arrêtent pas.
Et lui à moi: — On punit ici le désir du bien resté sans effet et l'on y reprend la rame qui s’est retardée. Mais afin que tu comprennes encore mieux, prête-moi ton attention et tu tireras quelque chose de ce retard. Ni le Créateur, ni la créature, dit-il, Ô mon fils! ne furent jamais sans amour, ou naturel ou de choix, et tu le sais.
Le naturel fut toujours exempt d'erreur mais l'autre peut se tromper par un objet indigne comme par trop ou par trop peu d'ardeur. Aussi longtemps que cet amour se dirige vers le premier des biens, et que dans les biens secondaires il se prend lui-même pour mesure, il ne peut pas être cause de mauvais désirs.
Mais lorsqu'il se tourne au mal ou qu'il court au bien avec plus ou moins de zèle qu'il ne faut, il emploie la créature contre le Créateur. De là, tu peux concevoir que l'amour est en vous ia semence de toute vertu et de toute œuvre qui mérite châtiment.
Or, comme l'amour ne peut jamais se détourner de celui en qui il se trouve, on est toujours préservé de sa propre haine. Et comme on ne saurait comprendre aucun être qui existât par lui-même sans procéder du premier qui l'a créé, nul penchant ne peut porter la créature à le haïr.
Il reste, si j'ai bien divisé, que le mal qu'on aime est celui du prochain et cet amour naît de trois manières dans votre limon.
Il y en a qui espèrent s'élever par l'abaissement de leur voisin et c'est seulement dans ce but qu'ils désirent le voir tomber de sa nandeur (?).
Il y en a qui craignent de perdre le pouvoir, les faveurs, l'honneur, la renommée par l'élévation des autres et ils s'en attristent tellement qu'ils leur souhaitent le contraire.
Il y en a enfin qui, par ressentiment d'une injure, sont avides de vengeance et désirent ardemment le mal d'autrui.
Ces trois sortes d'amour s'expient au-dessous de nous et je veux maintenant te parler de l'autre qui court au bien sans mesure. Chacun s'imagine confusément un bien dans lequel son âme se repose et il le désire. Aussi chacun s'efforce-t-il de l'atteindre.
Si un amour trop lent de le voir ou de l'acquérir vous entraîne, vous en êtes punis dans ce cercle après un juste repentir.
Il est un autre bien qui ne rend pas l'homme heureux. Il n'est pas le bonheur, il n'est pas cette bonne essence, fruit et racine de tout bien. L'amour qui s'abandonne trop à lui s'expie dans les trois cercles placés au-dessus de nous.
Mais je ne te dirai pas comment il se classe en trois parties afin que tu le cherches par toi-même.
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